Les économistes Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein remettent ce jeudi au gouvernement un rapport qui préconiserait une modération, voire un gel, des salaires sur trois ans. Rien ne dit pourtant que les salariés verraient vraiment la différence…

Verrez-vous bientôt vos salaires « modérés », voire « gelés » ? L’hypothèse se propage depuis les fuites supposées du rapport de deux économistes français et allemand, Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein.

Dans un texte qui sera remis ce jeudi au gouvernement, le duo transfrontalier recommanderait un gel des salaires pendant trois ans pour relancer la croissance. A moins qu’il ne se transforme en simple « modération »… Mais pas sûr que l’une ou l’autre des pistes, si elles pouvaient être appliquées en France, bouleversent les fiches de paie. Voici pourquoi.

La modération se pratique déjà

Depuis le début de la crise, rares sont les salariés qui se vantent de décrocher des augmentations à tout va. La modération salariale est déjà souvent la norme. « On entend par là le fait de caler les hausses annuelles de salaires sur l’inflation, explique Cyril Bregou, associé au cabinet de conseil en rémunération People Base CBM. Traditionnellement, les entreprises augmentaient les salaires de 2 à 2,5% parce que la hausse des prix se situait dans cette fourchette. Maintenant que la déflation approche, elles revoient les budgets à la baisse. » Seuls « les profils d’experts très pointus, dans l’informatique par exemple, ont une marge de manoeuvre pour négocier », juge Laurent Hürstel, directeur associé du cabinet Robert Walters.

Depuis 2010, la hausse moyenne annuelle des salaires de base n’a pas dépassé 1% une fois l’inflation soustraite, d’après l’Insee. « Or ces augmentations sont ensuite soumises à impôt. Au final, les salariés ne voient presque rien changer », pointe Cyril Bregou.

2015 devrait poursuive la tendance. « Les entreprises que nous avions sondées avant octobre prévoyaient une enveloppe de +1,8% pour 0,7% d’inflation, indique Cyril Bregou.  Maintenant que l’indice de hausse des prix est tombé à 0,3%, elles vont sûrement diminuer les budgets. »

Le salaire fixe ne fait pas tout

La modération existe donc déjà. Quid de la perspective d’un gel des salaires pendant trois ans? « Cela reviendrait à cesser d’augmenter la part fixe des rémunérations, décrypte Cyril Bregou. Mais il y a énormément de moyens de le contourner en agissant sur les éléments variables. » Quand bien même le gouvernement, ou les organisations patronales par exemple, sommeraient les entreprises de geler les hausses, il resterait aux salariés d’autres sources de revenus, comme l’intéressement et la participation – en fonction des résultats de l’entreprise – ou l’épargne salariale. En 2012, 8,3 millions de Français, soit 66% des salariés, ont bénéficié d’au moins l’un de ces dispositifs. En moyenne, 1401 euros d’intéressement, 1559 euros de participation, 590 euros sur un plan d’épargne entreprise et 471 euros sur un plan d’épargne retraite collectif (Perco). Certains cumulent plusieurs de ces coups de pouce.

Les entreprises pourraient aussi compenser par des primes aux résultats. « Ce qui serait gelé en termes de fixe pourrait être réinjecté dans la part variable de la rémunération », note Fabien Lucron, directeur de développement du cabinet Primeum. Depuis plusieurs décennies, les politiques de rémunération ne cessent de « s’individualiser ». Les entreprises rognent sur les hausses généralisées pour récompenser leurs recrues les plus « performantes ».

« Certaines panachent, précise Cyril Bregou. Elles donnent à tout le monde entre 1 et 2%. Mais d’autres vont jusqu’à accorder 4 ou 5% à ceux qu’elles veulent motiver, et zéro pour les autres. » Une part non-négligeable des employés ne voient déjà pas la couleur des hausses de salaire.

Les entreprises n’ont pas intérêt à aller plus loin

Rien n’empêche aujourd’hui les entreprises de geler les salaires le temps de traverser la tempête. Pourtant, peu le font. Dans ses prévisions d’augmentation salariale pour 2015, People Base CBM estime que seules 6% des sociétés pratiqueront une diète complète, contre 11% l’an dernier. Robert Walters n’en recense aucune. Plusieurs raisons à cela. D’abord, beaucoup en ont les moyens, malgré la crise. « Les entreprises n’augmentent pas les salaires si elles ne peuvent pas se le permettre, rappelle Jean-Philippe Dominguez. En 2008, certaines ont brutalement revu leurs budgets de 2% à 0%. Les années catastrophiques, elles peuvent refaire ce choix ou s’aligner sur l’inflation. »

Hors accident, elles ont tout intérêt à prévoir une réserve, même modeste. Depuis les lois Auroux de 1982, les entreprises de plus de 50 salariés doivent négocier chaque année sur les salaires. Mieux vaut ne pas arriver les mains vides autour de la table. « Dans les grandes sociétés qui génèrent des profits et où les syndicats sont encore puissants, un gel des salaires est impensable. Le message ne passerait pas », estime Cyril Bregou. Mais au-delà de la contrainte, pour elles comme pour des plus petites sociétés, augmenter les rémunérations est aussi un atout stratégique: il faut bien pouvoir attirer les meilleurs candidats de son secteur, puis retenir les salariés qui pourraient être débauchés. « Geler les salaires, c’est prendre le risque de créer un exode des compétences et de dégrader l’image de son entreprise », estime Laurent Hürstel. « Les sociétés ne sont pas seules, elles évoluent dans un marché concurrentiel, confirme Cyril Bredou. A moins de prendre la décision à l’échelle d’un secteur qui joue sa survie, la position n’est pas tenable. »

Reste l’argument financier, qui pourrait parler aux plus petites entreprises. Les PME sont plus nombreuses – 15 à 17% selon People Base CBM – à n’envisager aucune hausse de salaire pour 2015. Là encore pourtant, le gain n’est pas évident. « Celles qui traversent vraiment des difficultés préfèrent réduire les effectifs, observe Cyril Brégou. Quand vous supprimez un poste à 30 000 euros, vous dégagez autour de 60 000 euros. Pour obtenir la même somme à raison de 2% de hausse de salaire en moins, vous en aurez pour des années… » Selon Laurent Hürstel, « 1 ou 2% de hausse des salaires, ce n’est pas ça qui met une entreprise en péril, car cela se répercute facilement. En revanche, prendre le risque de perdre un salarié stratégique, ce n’est pas sans conséquence ».

Par Alexia Eychenne. Lexpress.fr

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